Une femme écrivaine

Parmi les rencontres humaines qui m’ont marquée, celle d’Anne PIETTE, écrivain.

A (RE)LIRE”La septième vague”, un roman d’Anne PIETTE Paris: L’Harmattan, 2010. (176p.).ISBN: 978-2-296-11653-5.

la 7ème vague

Il arrive parfois qu’un roman soit si intéressant que l’on voit arriver la dernière page avec regret. C’est le cas de La septième vague d’Anne Piette. L’histoire retrace la vie tourmentée d’une quadragénaire, la violence de son père, sa fugue au Sénégal au terme d’une enfance dominée par un grand vide affectif, sa découverte de l’amour et de l’amitié… Les temps forts s’enchaînent au rythme de ses espoirs et de ses déceptions, des bonheurs fugaces et des déprimes. Tout sonne juste: les personnages, les situations, les comportements des uns et des autres. Et bien qu’il s’agisse là d’une histoire déchirante, on vibre au gré de la solidarité qui unit des femmes d’origines trés différentes. Ce roman magnifique évoque de manière simple et émouvante les questions de vulnérabilité, de sincérité, d’identité, de liberté et de dignité des individus.

Deux étapes importantes de la vie du personnage principal – Madeleine – sont évoquées de manière alternée. La première étape, qui se situe vers la fin de l’adolescence de la jeune femme, retrace les premiers pas de Madeleine dans la vie adulte. La brutalité de son père, la mort de son frère aîné, les réflexions cinglantes de sa mère, les coups, les humiliations et la violence qui dominent la vie familiale sapent sa confiance et la poussent au désespoir. Son échec au baccalauréat et la décision de sa mère de l’envoyer travailler comme apprentie couturière représentent la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et elle décide de s’enfuir de chez elle, six mois avant sa majorité. Elle embarque comme passagère clandestine sur un bateau en partance pour le Sénégal et, la chance lui souriant, deux passagères lui donnent un coup de main pour échapper au service de sécurité qui, on l’imagine, aurait mis fin prématurément à ses rêves de liberté.

Après avoir débarqué au Sénégal, Madeleine trouve refuge chez une sage-femme qui l’accueille chaleureusement et lui permet de s’intégrer à une petite équipe médicale qui circule dans la région de Thiès. Pour la première fois de sa vie, Madeleine découvre les petits plaisirs de la vie. Elle sympathise avec Coumba et Awa dont l’amitié va perdurer en dépit des coups durs et des séparations. Enfin libre, elle commence à revivre. Hélas, elle est entrée illégalement dans le pays et lorsque la police se met à vérifier les papiers des Européens avec un zèle inaccoutumé, quelques mois après son arrivée, elle comprend qu’il est temps de se remettre en chemin et elle part pour la Casamance, une région où, affirment ses nouvelles amies, il est plus facile qu’à Thiès de passer inaperçu et d’échapper aux tracasseries policières.

Arrivée à destination, Madeleine a tôt fait de s’intégrer à la vie du tout petit village casamançais dans lequel elle trouve refuge. Elle apprend le diola, s’occupe de la très vieille Akintomagne chez qui on lui offre un logement et elle se fait rapidement de nouveaux amis. Peu après son arrivée, un jeune restaurateur qui vient de s’installer dans les environs lui offre du travail mais après une année bien remplie, elle ressent le besoin de reprendre la route. « Comprends-moi », dit-elle au jeune homme qui lui propose de prolonger son séjour, « j’adore cette région splendide et j’ai été accueillie par Akintomagne, Djitome, Ahane et quelques autres comme si j’avais été une enfant du pays; adoptée, vraiment. Toutefois c’est le hasard qui m’a amenée ici. Ce n’est pas un choix. Le choix, c’était de partir. Je suis venue ici parce que je fuyais quelque chose et non pas parce que je cherchais quelque chose … Maintenant, je veux prendre mon destin en main. Il y a une chose que je sais, c’est que pour être tout à fait libre, je dois faire d’autres études. » (p.137)

Ce n’est cependant pas un retour sur les bancs de l’école qui attend Madeleine, du moins pas tout de suite, mais bien plutôt l’Amour avec un grand A, accompagné de toutes les promesses de bonheur que laissent présager sa rencontre avec Issa et l’enfant qu’elle attend de lui. Malheureusement, le jeune homme meurt tragiquement dans un accident de voiture et tous les projets de Madeleine s’effondrent d’un coup. Son retour en France se fait donc sous le signe d’une grande tristesse qui touche au désespoir.

On n’apprend que peu de chose des vingt ans qui suivent si ce n’est que Madeleine reprendra bel et bien ses études et deviendra traductrice, qu’elle vivra pendant une dizaine années avec un autre homme avec qui elle élèvera son fils mais qu’elle ne se remettra jamais du deuil d’Issa et connaîtra les affres de la dépression, « le cycle infernal des barbituriques et cures de sommeil » (p.10). On apprend aussi que son amour pour Issa n’a d’égal que son attachement indéfectible au Sénégal et aux amies qu’elle s’est fait dans ce pays, c’est-à-dire « au pays du cœur » (p.7), comme elle a coutume de le dire.

La deuxième étape de la vie de Madeleine évoquée dans le roman représente elle aussi un moment critique. Elle a maintenant quarante ans, son partenaire est parti, son fils a quitté le nid familial et sa mère qui vient de mourir ne lui laisse en héritage que « tout ce non-dit, toute cette souffrance enfouie dans une fuite perpétuelle » (p.11). Une nouvelle fois, elle sent sa vie partir à l’abandon. Et comme bien des années auparavant, elle décide de se rendre au Sénégal pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Certes, la femme relativement aisée qui monte en toute légalité dans un avion en partance pour Dakar où l’attendent quelques amies n’est plus l’adolescente fugueuse de jadis. Mais au-delà de tout ce qui sépare la femme pleine d’expérience de la jeune fille doutant d’elle-même, on retrouve la même vulnérabilité (p.7), le même désir d’apaisement, les mêmes angoisses existentielles, la même soif d’aimer et d’être aimée. Et le séjour de Madeleine au Sénégal, vingt ans après celui de ses débuts, sera lui aussi intense. Comme le premier, il s’achèvera sans avoir apporté de réponse définitive aux tourments et aux préoccupations de la narratrice. « Une fois de plus, » dit-elle au terme de son séjour, « je ne savais pas où j’en étais. Une fois de plus, j’étais un oiseau sur la branche, mais riche d’une expérience supplémentaire. Je ne savais pas si c’était plutôt “riche d’une souffrance supplémentaire” qu’il fallait dire, car dans le fond, c’est la même chose. » (p.174)

Il peut sembler assez contradictoire d’évoquer les qualités roboratives d’un ouvrage qui insiste sur le mal être, les obsessions et les idées suicidaires de la narratrice. Comment est-il possible de prétendre qu’un tel livre offre une vision réconfortante du monde qui nous entoure? C’est que le paradoxe n’est qu’apparent dans la mesure où l’esprit d’entraide et la solidarité qui lient les personnages, bien davantage que les revers de fortune et les démons que l’héroïne a bien du mal à vaincre, donnent un tour résolument positif à un roman qui n’a rien de léger. Madeleine est poursuivie par une enfance traumatique mais cela ne l’empêche pas de regarder l’avenir en face, de prendre en main son existence. De plus, sa nature généreuse, son dynamisme, sa bonne volonté et son sens de la justice en font un personnage attachant en dépit des idées noires dont elle n’arrive pas à se défaire. Elle ne réussit pas à vaincre la dépression qui la rattrape à intervalles réguliers mais son caractère déterminé lui permet d’aller de l’avant en restant fidèle à elle-même. Tout à la fois vulnérable etrésolue, elle trouve la force de fuir la violence d’une famille dysfonctionnelle, d’abandonner les emplois sans avenir, de poursuivre ses études et, bien plus tard, de refuser les avances d’Alioune, l’ex-mari de sa meilleure amie.

Mais ce volontarisme admirable qui assure son indépendance ne lui permet pas d’échapper aux affres du souvenir. Il ne lui permet pas de se libérer des « hôtes indésirables » qui la hantent et l’empêchent de tourner la page. Tout comme la jeune “Kaguiélène” adoptée par la vieille Akintmagne en Casamance n’a pas pu abandonner derrière elle l’adolescente Madeleine qui venait de fuir le Périgord, la quadragénaire n’arrive pas d’avantage à s’en détacher et à l’oublier. Le passé n’est pas fait d’oubli et de rejets mais d’une accumulation d’expériences, de souvenirs et de non-dit dont on n’arrive pas à se débarrasser et que l’on doit assumer.

Forte de son expérience, elle encourage son fils Christophe à accepter l’héritage de son père plutôt que d’en faire un de ses « hôtes indésirables » dont le spectre – comme le montre sa propre enfance – est prêt à ressurgir de manière importune à tout moment. Elle l’encourage à admettre la réalité des choses et à faire face. « Tu me dis que tu n’as pas trop envie de retourner au Sénégal » lui écrit-elle, « que tu ne te reconnais pas dans la jeunesse. Cependant, j’aimerais que tu réfléchisses sur ta double appartenance. Parfois j’ai l’impression que c’est un fait que tu veux nier … Je crois que ta double appartenance est une chance. C’est cela qui fait la richesse de ta personnalité, qui te rend apte à comprendre deux mondes. Les métis sont des traits d’union entre les cultures, les races, les religions, tout ce qui fait l’humanité profonde. » (p.45)

Madeleine n’a rien d’héroïque et ce n’est pas par bravade qu’elle part à la découverte du monde. Elle n’a rien d’une conquérante et elle endure la douloureuse recherche d’elle-même qui la pousse à mieux connaître les autres. Elle vit « sans pôle d’attache ni pôle de stabilité » (p.10) dit-elle, mais cette quête infinie de soi s’appuie sur un intérêt sincère pour autrui. Et les bénéficiaires de ces sentiments de sympathie le lui rendent bien. Le hasard bien plus qu’un dessein prémédité a fait d’elle un lien entre les cultures, une personne dont l’attitude face à l’altérité met l’accent sur la réciprocité, le respect mutuel et un intérêt spontané pour les gens qu’elle rencontre. Son intérêt pour les langues permettant un véritable échange entre les individus dans une région donnée en offre une bonne illustration. Quand elle arrive à Thiès et propose son aide à Coumba, elle se met immédiatement à apprendre le wolof; et lorsqu’elle s’installe chez Akintomagne en Casamance, c’est son apprentissage du diola qui lui permet de briser les barrières, de communiquer avec la vieille dame et les gens du village. Ce n’est donc pas un hasard si, à l’issue de son premier séjour au Sénégal, Madeleine devient traductrice, c’est-à-dire une intermédiaire qui met ses connaissances au service des autres, une personne qui lance des ponts entre les cultures comme en témoigne le début d’une lettre envoyée à une de ses amies: « Bien chère Betty, j’aurais voulu t’écrire plus tôt, mais tu sais comment c’est… J’ai été très prise par le déménagement et la traduction d’un recueil de poésie d’un jeune inconnu plein de talent, un Américain d’origine arménienne … ». (p.10)

Un autre paradoxe intéressant de cet ouvrage consiste à suggérer que l’idée de différence entre les individus est davantage liée à une perception subjective de soi-même qu’a un examen détaillé des autres. Dès lors, l’homogénéité du cercle d’amies qui entoure Madeleine fait passer à l’arrière plan les diverses origines des personnes en présence. Le poids des différences disparaît complètement au profit de valeurs partagées telles que l’empathie, la loyauté, la sincérité, l’entraide et le plaisir de se retrouver. Vingt ans après sa fugue du domicile paternel, Madeleine est toujours en train de courir et elle ignore si elle va pouvoir, un jour, recouvrer la sérénité et mettre un terme à sa fuite en avant. Ce qu’elle sait par contre, c’est qu’aujourd’hui comme hier, elle n’est pas seule et que quoi qu’il arrive, elle aura toujours une amie prête à l’aider, à l’écouter et à lui offrir une épaule sur laquelle s’épancher.

A tout point de vue, il s’agit là d’un excellent roman: le style, l’intrigue, l’originalité de la structure narrative, la vraisemblance, les personnages, les thèmes abordés, la sagacité de la narratrice, tout concorde pour faire de La septième vague une belle réussite.

Jean-Marie Volet

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